Il traîne déjà la réputation d’un casse-tête chinois! Pourtant, l’article 57, pour cause de délai de grâce, n’est entré en vigueur que depuis le 9 novembre dernier(1). Même si la loi n° 28-08 organisant la profession d’avocat est, elle, applicable depuis l’an dernier.
La fameuse disposition «révolutionne» les modes de règlements des indemnités aux victimes ayant mandaté un avocat pour leur défense. Un circuit où les compagnies d’assurances, notamment, ont un rôle central.
Dorénavant, les 17 barreaux du Royaume ont l’obligation «de créer et de gérer un compte de dépôt et de règlement» où sont déposés les fonds remis à titre professionnel aux avocats. C’est le cas par exemple des indemnités versées à une victime d’accident de circulation par une compagnie d’assurances.
Avant, chaque avocat ouvrait un compte dans la banque de son choix.
L’obligation de dépôt s’impose donc aux robes noires dans leurs barreaux respectifs. L’idée est d’unifier les mesures de traçabilité.
Dans les milieux judiciaires et des affaires, les assureurs surtout, l’article 57 soulève déjà des interrogations, des débats et des difficultés d’application. Même les établissements publics et semi-publics, liés par cette disposition, se trouvent dans une posture délicate.
· Pourquoi ça coince?
Chez les avocats, le mode de fonctionnement des comptes de dépôt et de règlement cause des divergences de points de vue. En vertu d’un prétendu principe d’indépendance, «chaque Ordre fixe les règles qui lui conviennent», selon le bâtonnier de Fès, Me Azzedine Benkirane. Lors de la discussion du projet de loi n° 28-08, «un règlement uniforme a été adopté par plus d’une dizaine de barreaux mais rejeté par d’autres…», précise Me Benkirane.
Pourquoi donc l’Association des barreaux du Maroc n’a pas pesé dans les débats? «Elle n’a pas d’autorité décisionnelle, mais morale», rétorque-t-il. Contrairement à d’autres pays, tels que la France, un barreau national chapeaute l’ensemble des Ordres. Or, au Maroc, nous avons une association régie par la loi du 15 novembre 1958. Sachant que chaque barreau est rattaché à une Cour d’appel. Et pour en créer un, 100 avocats au moins sont exigés.
C’est ce qui explique pourquoi le nombre des barreaux (17) n’est pas égal à celui des Cours (21): les avocats de Laâyoune relèvent du barreau d’Agadir, ceux de Al Hoceima sont inscrits à Nador… En clair, aura-t-on droit à 17 comptes avec chacun son propre règlement? Les bâtonniers tentent péniblement de trouver une formule faisant l’unanimité. Mais d’ores et déjà l’on compte «quelques brebis galeuses». A Tanger, le barreau prélève une commission de 0,5% sur les fonds déposés dans son Compte de dépôt et de règlement. Et Casablanca semble lui emboîter le pas. Ce prélèvement «concerne les honoraires des avocats et non pas l’indemnité de la victime», nuance le bâtonnier d’Oujda, Me Mimoun Rahou. Ce qui ne manque pas de soulever des réserves chez des bâtonniers.
Pourquoi une commission alors que le barreau dispose déjà de fonds propres? Et dont une partie provient des candidats ayant réussi leur examen d’accès à la profession. Pour s’inscrire, les avocats-stagiaires payent de coquettes sommes à l’Ordre qu’ils ont choisi. Et là aussi, c’est le yo-yo… A Casablanca, les lauréats de 2007 ont versé au barreau quelque 43.000 DH par tête! Frais d’inscription et assurance compris. A Rabat, ils ont dû en revanche débourser 30.000 DH! Comment est géré tout cet argent? Là c’est une autre question.
· Le parquet s’en mêle
«Les parquets des Cours d’appel de Marrakech, Rabat, Casablanca ont introduit un recours en annulation contre les règlements intérieurs des Comptes de dépôt et de règlement de ces trois barreaux», selon l’ex-bâtonnier de Khouribga, Moulay Elhassan Khales. Et une procédure du même genre serait en cours d’activation contre le barreau d’Oujda. Ces règlements seraient-ils illégaux? C’est du moins ce qui motiverait l’initiative du parquet. L’article 91 alinéa 8, de la même loi, reconnaît aux conseils des barreaux le droit de «valider les règlements intérieurs». A qui incombe donc leur élaboration? Le 13 novembre dernier, une réunion entre l’Association des barreaux du Maroc s’est tenue à Rabat avec Brahim Lisser, directeur des affaires civiles au ministère de la Justice. Celui-ci exige «un règlement intérieur unifié pour tous les Comptes de dépôt et de règlement», selon une source judiciaire. Qu’ont fait alors durant une année avocats et ministère? Une chose est sûre, l’article 57 donne des migraines aux assureurs.
· Les assureurs prudents
Son entrée en vigueur a provoqué un effet domino chez les assureurs. «Les compagnies bloquent le versement des indemnités jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée», selon Me Elhassan Khales. Il est aux côtés de Me Rachid Douiri l’un des avocats-conseillers de la CNIA Saada. D’où l’initiative de la compagnie qui a organisé, le 13 novembre à Casablanca, un débat avec 11 bâtonniers, sur l’impact du très controversé article 57 sur les procédures d’indemnisation. Cette rencontre devait déboucher sur des recommandations… car un grand risque juridique guette les compagnies. La loi 28-08 est claire: si jamais un assureur ne transfère pas les fonds d’indemnisation directement aux Comptes de dépôt et de règlement, sa responsabilité civile est engagée. L’article 57 précise que «tout versement non-conforme n’a aucune force libératoire». Autrement dit, l’assureur demeure redevable vis-à-vis de l’avocat (frais et honoraires) et de son mandataire.
Les banquiers se frottent les mains
L’article 57, un casse-tête pour les assureurs et les avocats et une aubaine pour les banquiers. Vu qu’il impose aux barreaux de créer des Comptes de dépôt et de règlement, ceux-ci doivent forcément placer cet argent dans un lieu sûr et qui… rapporte. C’est là où les banques font leur entrée. A Fès par exemple, «la Banque populaire, le Crédit du Maroc, la CDG, la BMCI et la BMCE sont en lice», nous confie son bâtonnier. Même chose à Khouribga où la BP et la BMCE… seraient parmi les postulants. La bataille s’annonce rude entre les banques. Avec ses 3.500 avocats, Casablanca est le plus gros marché. Rabat (1.800 avocats) vient juste après. Le meilleur offrant pourrait se voir confier un gros pactole, voire les comptes de 17 barreaux. Si jamais intérêt il y a, à qui profitera-il? Au barreau dépositaire, à l’avocat dont une partie des fonds lui sera reversée au titre des frais et honoraires, aux victimes… Le droit de la consommation aurait son mot à dire sur ce point: le projet de la loi 31-08 relative à la protection du consommateur est actuellement en discussion à la Chambre des représentants.
Faiçal FAQUIHI
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(1) L’article 57 devait entrer en vigueur le 6 novembre 2009. Or, cette date coïncide avec la fête de la Marche verte. Le délai franc, qui «coïncide avec un jour non ouvrable ou férié, fait que l’application de la disposition intervient le jour ouvrable après le jour férié ou de repos», précise Me Moulay Elhassan Khales.