Vote et tenue des organes de gouvernance à distance (S.A.) : dématérialisation pratique mais risquée

Vote et tenue des organes de gouvernance à distance (S.A.) : dématérialisation pratique mais risquée

Publié le : - Auteur : Media24

Les restrictions liées à la pandémie ont accéléré la dématérialisation du droit des sociétés. La loi 19-20 institutionnalise, de manière permanente, la tenue des organes de gouvernance et le vote à distance au sein des S.A. Un dispositif pratique qui, selon Me Nawal Ghaouti, soulève des interrogations tant sur le plan juridique que technique.

Parmi les principaux apports de la loi 19-20, modifiant et complétant la loi 17-95 relative aux sociétés anonymes, ceux relatifs à la tenue des conseils d’administration (CA) et assemblées générales (AG) à distance, et du droit de vote au sein des S.A.

Ce texte, publié au Bulletin officiel (n°7006) du 22 juillet 2021, a permis d’étendre certaines dispositions de la loi 27-20, adoptée en avril 2020, au contexte hors pandémique. Désormais, les actionnaires qui ne souhaitent pas souscrire au dispositif dématérialisé doivent l’exclure expressément dans leurs statuts.

Pour Me Nawal Ghaouti, avocate d’affaires, “cette réforme est clairement venue conforter l’activité du Maroc, en termes d’investissements étrangers pour faciliter la gouvernance des S.A multinationales ayant des actionnaires étrangers résidents hors Maroc, ou des S.A ayant des actionnaires multiples, car faisant appel public à l’épargne”.

Néanmoins, l’avocate estime que la dématérialisation du droit des sociétés, en l’occurrence celle du droit de vote et des modalités de son expression au sein des S.A, soulève des questions quant à la sécurité légale des obligations. Peut-on assurer la fiabilité du vote à distance ? Quelles conséquences de la dématérialisation sur notre corpus juridique ? Voici les éclairages de Me Ghaouti.

La dématérialisation du droit des sociétés accélérée par la pandémie

La possibilité de tenir des conseils d’administration et assemblées générales par visioconférence ainsi que celle de voter par correspondance au sein des S.A. ont été introduites en 2008, à travers la loi 20-05.

Cette loi posait, néanmoins, certaines conditions dans ses articles 50, 110 et 111. Comme l’explique Me Ghaouti, “l’obligation du présentiel était maintenue pour certaines décisionsdu CA. Il s’agit notamment de l’élection et la révocation du président, la nomination du DG et la fixation de sa rémunération, sa révocation, ainsi que des autorisation du CA de céder un bien immeuble ou bien celle de donner des avals cautions et garanties au nom de la société”.

Les modalités de la visioconférence étaient également soumises à des conditions prévues par l’article 50 bis, tandis que les articles 110 et 111 organisaient, de la même manière, les réunions des assemblées générales par visioconférence.

En 2020, la pandémie du Coronavirus et les restrictions mises en place dans différents pays, ont chamboulé le monde des affaires et mis à nu certaines failles. Ainsi, la loi 27-20 a été adoptée le 17 avril 2020 dans le but de « promouvoir des dispositions particulières relatives à la gestion des activités des organes de gouvernance des Sociétés Anonymes et à la tenue de leurs assemblées générales ».

“Cette loi a assoupli le dispositif de 2008 et supprimé les obligations des articles 50, 110 et 111. Mais son application était limitée à la période de l’urgence sanitaire”, explique Me Ghaouti.

Pour l’avocate “la crise Covid a accéléré le processus de la dématérialisation de différentes administrations marocaines, il était naturel que les entités privées et les sociétés de capitaux en particulier, évoluent au diapason”.

Ainsi, la loi 19-20 est venue étendre ces assouplissements en levant la limite temporelle, liée à la période d’urgence sanitaire.

Nonobstant, ce dispositif pratique ne manque pas de soulever des interrogations, tant sur le plan juridique que technique.

Difficultés d’authentification, incidents informatiques… les risques de la dématérialisation

Pour Me Ghaouti, “le législateur a souhaité améliorer l’expression du pouvoir politique des actionnaires des sociétés cotées et non cotées en bourse. Néanmoins, dans le monde électronique,les questions de garantie de l’intégrité et de l’identification sont bien plus sensibles que le risque de falsification lors de l’expression sur support papier.

“L’objectif du vote par le moyen numérique est de renforcer le contrôle des sociétés, notamment celles cotées en bourse, en facilitant l’expression d’une très grande partie des actionnaires géographiquement éloignés du siège de la société, sans qu’ils aient à se déplacer physiquement.”

Cela dit, l’avocate souligne certaines difficultés pour les sociétés cotées en bourse, en matière de vote par voie électronique. Selon elle, “les procédures à suivre ne sont pas toujours décrites de manières suffisamment précises. Certaines sociétés cotées peinent à authentifier l’identité de leurs actionnaires, en raison du nombre d’intermédiaires financiers”.

A contrario, l’identification des actionnaires présents à l’assemblée générale d’une S.A. qui ne fait pas appel public à l’épargne est plus aisée, et les moyens d’authentification sont “moins lourds”, note Me Ghaouti.

Cette dernière indique que dans de nombreux pays qui pratiquent le vote électronique de manière régulière, d’importants dysfonctionnementsont été observés.

“Des fonds activistes ont contesté la régularité du décompte des votes. C’est le cas de BNP Paribas Securities Services (BP2S), qui a connu un incident informatique, induisant la publication de faux résultats de vote pour 44 sociétés du SBF, dont Axa, Danone, Essilor ou encore PSA.

“Le risque de sur-voting ou de sous-voting n’implique pas toujours une incidence sur le sens du vote des résolutions, mais cela jette du discréditsur la confiance nécessaire à la sécurisation des procédures. Les aspects techniques ont donc une portée considérable sur la valeur légale de l’expression du vote et sont un préalable nécessaire, à la généralisation du vote par voie électronique”, poursuit-elle.

Pour y pallier et assurer ainsi la fiabilité du vote, et par conséquent, une meilleure gouvernance des sociétés, Me Ghaouti donne l’exemple de l’État du Delaware, aux États-Unis, “toujours à la pointe de l’innovation légale”, où il a été proposé que la blockchain soit utilisée pour “sécuriser le vote des actionnairesau sein des assemblées”.

Droit de vote : une réglementation précise attendue

Pour Me Ghaouti, “les modalités de mise en oeuvre du vote posent différentes questions d’ordre pratique, liées au format du formulaire de vote à distance, à l’interprétation de ce formulaire, au traitement de l’abstention, à la formulation des recommandations de vote, au calcul du quorum, etc. La difficulté de l’appréhension juridique de l’exercice de droit est liée aux nombreux aspects régis par les codes de bonne conduite ou autres documents contractuels, dont les pactes d’actionnaires.

“De manière générale, le droit de vote et les modes d’expression qu’il représente nécessitent, dans un avenir proche, un cadre réglementaire précis et rigoureux, dans le cadre d’une réflexion globale relative à l’interaction entre le numérique et le droit des sociétés. Il ne manquera pas de provoquer des aménagements de la doctrine et de la jurisprudence sur des pans entiers de notre D.O.C (Dahir des Obligations et des Contrats). D’aucuns s’interrogent d’ores et déjà sur la persistance ou la disparition de l’affectio societatis, pilier qui fonde la notion même de société, lorsque les actionnaires ne se rencontrent jamais physiquement”, conclut-elle.

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