C’est par dizaines que des lois publiées au Bulletin officiel restent inapplicables faute de décrets. Les exemples concernent tous les domaines: tabac, code du travail, carrières, formation, délais de paiement, régionalisation… Certains remontent à plus de 20 ans.
La plus emblématique est la loi 15-91 sur l’interdiction du tabac dans les lieux publics et entrée en vigueur en 1996. Ce texte était avant-gardiste, mais son article 14 lui a été fatal. Il précise que les modalités d’application de la loi seront fixées par décret. Ce qui laisse supposer que toutes les dispositions sont suspendues à la publication d’un décret qui n’a jamais vu le jour. Et tant pis si le tabac continue de faire des ravages dans la population.
Le gouvernement ne s’est pas empressé à le publier d’autant plus que le Parlement devait adopter en 2007 à l’unanimité une proposition de loi modifiant ce texte, mais qui n’a jamais été publiée au Bulletin officiel. «Nous avons anticipé sur la proposition de loi, même si elle n’a pas été publiée au BO en instituant, par exemple, la mention « Fumer tue », sur les paquets de cigarettes», explique un responsable d’une société de distribution de tabac. Mais quand il s’agit de lois sur le régime économique du tabac (loi 46-02 et 138-12), qui présente un enjeu fiscal, il a fait preuve de plus de célérité pour publier les textes d’application.
L’adoption de lois sans textes d’application pénalise les intérêts des citoyens. L’un des exemples les plus éloquents est la législation sur les délais de paiement, publiée en 2016. Elle prévoit plusieurs textes d’application (montant des pénalités, les accords sectoriels, calendrier sur la réduction des délais de paiement sectoriels…). A ce jour, aucun de ces textes n’est sorti alors que l’un d’entre eux traite des accords sectoriels signés entre le 1er janvier et le 31 décembre 2017. Une période transitoire qui arrive à échéance dans moins de trois mois.
La loi sur les délais de paiement a été «revue et corrigée» suite aux failles qui avaient marqué le texte précédent et aux multiples requêtes des opérateurs économiques. Elle n’est pas sans rappeler un autre texte, concernant les chiens dangereux. Ce dernier a été adopté en raison de la multiplication des attaques par des chiens, dont une s’était soldée par l’amputation de la jambe d’une jeune fille. La loi, qui a été publiée au Bulletin officiel en 2012, prévoit la publication de la liste des «chiens dangereux». Entendre par là, les races canines dangereuses. Cinq ans plus tard, aucun texte n’est venu étayer la loi.
A son arrivée au pouvoir, le PJD s’est particulièrement distingué en déclarant la guerre à toutes formes d’économie de rente. Après la publication de la liste des exploitants de carrières, le ministre de tutelle, à l’époque Aziz Rabbah, avait promis de légiférer. Les interminables tractations avec les organisations professionnelles et d’autres départements ministériels ont finalement débouché sur un texte publié en décembre 2015, mais qui ne fait pas l’unanimité.
«Nous avons attiré l’attention du ministère de tutelle sur les nombreux textes d’application prévus par la loi et qui vident la réglementation de sa substance. Ce qui veut dire que le gouvernement veut légiférer loin du contrôle du Parlement», critique un membre de la Fédération nationale du BP. En effet, l’essentiel de la loi sera décliné à travers une vingtaine de décrets et d’arrêtés, auxquels il faut ajouter les circulaires: schémas de gestion régionaux de carrières, déclaration d’ouverture des carrières, types de carrières dont les matériaux doivent être valorisés, modalité de calcul du montant de la caution… Autant de dispositions dont les projets de textes n’ont toujours pas été intégrés dans le circuit d’adoption.
La multiplicité des textes d’application affaiblit la législation de manière générale. «L’inflation législative et réglementaire fait que l’arsenal juridique devient un maquis dans lequel il est très difficile de se frayer un chemin. Elle attribue de fait à l’administration le pouvoir de légiférer aux côtés du Parlement et de bloquer les décisions», explique Abderrahim Bouhmidi, avocat et professeur universitaire. Le retard pris dans la publication des décrets et autres arrêtés rend parfois l’application de la loi impossible, surtout quand il s’agit de nouvelles dispositions. En cas de litige devant les tribunaux, le juge doit faire preuve d’ingéniosité et d’imagination pour faire jurisprudence. «Il va essayer de rendre un jugement dans l’équité, mais l’équité n’est pas la justice», précise Bouhmidi.
Une fois la loi publiée au Bulletin officiel, le Parlement ne garde plus la main puisque c’est l’administration qui se charge par la suite d’élaborer les textes d’application. Il est vrai que les projets de texte sont souvent mis en ligne sur le portail pour permettre au public de formuler des remarques et recommandations. Mais le gouvernement n’est pas obligé d’en tenir compte. Par conséquent, rien ne l’empêche de publier les projets de texte en l’état. «Pour un meilleur contrôle, le Parlement devrait exiger du gouvernement de lui proposer des projets de loi en même temps que leurs textes d’application», suggère l’avocat.
Au cours de la 9e législature 2012-2016, le Parlement a voté 359 lois. Le gouvernement en fait souvent une fierté. Mais combien sont restées sans texte d’application?
Des textes au compte-gouttes
Après plusieurs années de va-et-vient entre le gouvernement et la profession, la loi sur les notaires a été publiée au Bulletin officiel de juillet 2012. L’article 6 prévoit la création de «l’Institut de formation professionnelle de notariat dont le fonctionnement sera fixé par voie réglementaire». Cinq ans plus tard, l’établissement n’a toujours pas été créé. «La loi permet aux licenciés d’accéder au métier de notaire moyennant une formation d’un an à l’Institut de notariat, mais beaucoup d’entre eux chôment parce que cet institut n’existe pas encore. C’est une honte!» fustige Me M’barek Sbaghi, notaire. Ce dernier rappelle également le décret sur les honoraires des notaires et leurs modalités de perception, prévu par l’article 15 de la loi: «Un projet de texte est actuellement dans le circuit. Il fixe ces honoraires entre 0,5 et 1,75% du montant de la transaction».
CDD: 14 ans d’attente et toujours rien!
L’article 16 du code du travail promulgué en septembre 2003 dispose que «le contrat de travail à durée déterminée peut être conclu dans certains secteurs et dans certains cas exceptionnels fixés par voie réglementaire» après avis du patronat et des syndicats. L’objectif étant de définir les modalités dans lesquelles une entreprise peut recruter dans le cadre d’un CDD quand elle enregistre un surcroît de travail, ou qu’elle doit procéder à un remplacement pour cause de congé de maternité ou de maladie ou encore lorsqu’elle exerce une activité saisonnière. 14 ans plus tard, le décret n’est toujours pas publié. La CGEM a d’ailleurs inscrit ce texte parmi les points discutés, lundi 9 octobre, lors du premier round 2017 du dialogue social. Le patronat souhaite intégrer dans le même décret le principe du contrat de chantier, de projet ou de mission.
Par Hassan EL ARIF
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