Pendant très longtemps, la lecture de la Fatiha a constitué le seul formalisme que suivaient les familles pour conclure des mariages. A l’ère de l’état civil moderne et de la généralisation des livrets de famille, une telle pratique pose évidemment problème. Et c’est pour cette raison, précisément, que le Code de la famille, entré en vigueur en février 2004, a fixé février 2009 comme date butoir pour que tous les mariages non déclarés soient régularisés, conformément aux dispositions de l’article 65. Mais apparemment, la pratique de la Fatiha a encore la peau dure et les pouvoirs publics n’ont pas pu venir à bout ni «légaliser» tous les mariages formalisés à l’ancienne en l’espace de 4 ans. La preuve, le conseil du grouvernement du 29 janvier a adopté un projet de loi pour proroger le délai, qui devait expirer initialement à la fin février, de cinq années supplémentaires. «L’action en reconnaissance de mariage, dit le code (article 16), est recevable pendant une période transitoire ne dépassant pas cinq ans, à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi.» Autrement dit, tous ceux dont le mariage n’est pas conclu sous forme d’un acte adulaire authentifié par le tribunal de famille doivent se conformer à la loi. Il est un fait que ce type de mariage archaïque, sans présence de adouls ni rédaction d’un acte juridique, est celui qui prévalait en tout temps au Maroc traditionnel, avant l’instauration du régime du Protectorat en 1912. «Si on célébrait ce mariage en fanfare, c’était pour fêter l’événement certes, mais aussi pour faire connaître officiellement aux gens de la tribu et des tribus avoisinantes que tel homme s’est marié avec telle fille, c’est une sorte de publicité», rappelle Chakib Guessous, sociologue. En guise d’acte, un simple document était rédigé et signé par le fkih, ou l’imam de la mosquée, avec l’assentiment des témoins. Cette tradition séculaire n’a pas disparu avec le régime du Protectorat, malgré l’institution du Code des obligations et contrats en 1913, et le régime de l’état civil au début des années 1950 du siècle dernier. Il a fallu attendre l’adoption de la Moudawana en 1957, soit le premier Code de la famille dans l’histoire du Maroc, pour instituer comme droit positif le régime de l’acte de mariage sous la forme actuelle, rédigé par deux adouls assermentés et dûment authentifié par le tribunal. Dans ce domaine, cette Moudawana n’apporte en fait rien de nouveau, nuance Jaouad Iraqui, conseiller juridique. «De tout temps, rappelle-t-il, il y avait des gens qui se mariaient en présence de deux adouls, avec la rédaction d’un acte de mariage dûment authentifié. L’institution n’est pas nouvelle. Si le mariage avec la seule Fatiha était répandu, c’est faute de moyens et parce qu’il n’y avait pas une prise de conscience de l’intérêt de l’acte du mariage».
Mais malgré tout cela, la tradition du mariage à la Fatiha est encore présente dans les campagnes. Pour les plus avisés, on attend le rendez-vous du souk hebdomadaire pour aller chez les adouls et officialiser l’acte du mariage conformément à la loi.
8 024 demandes de reconnaissance de mariage en 2004, 26 053 en 2007
Plus de 50 ans après l’adoption de l’ancienne Moudawana, et 5 ans après l’entrée en vigueur de l’actuel Code de la famille, les pratiques coutumières anciennes en matière de conclusion de mariage continuent donc de résister. Dans certaines régions rurales , des mariages sont conclus et des familles fondées sans le moindre document officiel. Si, du point de vue religieux et social, (avec la Fatiha et 12 témoins, et les festivités pour le faire savoir), il s’agit d’un mariage authentique, il n’en est rien sur le plan administratif, car l’acte des mariés reste non déclaré, donc non reconnu par l’Administration. Il n’y a pas de statistiques officielles pour connaître leur nombre exact. Toutefois, les tribunaux reçoivent annuellement une bonne quantité de demandes de reconnaissance de mariage, émanant de femmes et d’hommes, séparés ou encore mariés. D’après les statistiques du ministère de la justice, 8 024 demandes de reconnaissance de mariage ont été déposées en 2004 (85,18% de cas ont été jugés) ; 19 170 en 2005 (77,29% jugés) ; 23 470 en 2006 (71,72% cas jugés) ; et 26 053 en 2007 (près de 72% ont été jugés). De ces chiffres se dégage, comme on le remarque, une nette augmentation de demandes de reconnaissance depuis 2004, année de l’entrée en vigueur du nouveau code de la famille. Cette progression est certainement le résultat d’un ensemble de facteurs notamment la prise de conscience de plus en pus généralisée de l’intérêt de déclarer son mariage, l’effet du délai fixé par la loi mais aussi le travail de sensibilisation mené par les pouvoirs publics par le biais des chioukh et des mokaddem auprès des populations concernées.
D’ailleurs, la campagne nationale menée l’été dernier par les pouvoirs publics pour inciter les citoyens marocains à s’inscrire à l’état civil, a été aussi l’occasion de découvrir que la non-déclaration des mariages n’est pas aussi marginale. A l’occasion de cette campagne, la division de l’état civil du ministère de l’intérieur avait évalué à 213 000 le nombre de chefs de famille non encore inscrits à l’état civil dans 25 provinces, mais aucun chiffre n’avait filtré sur le nombre de personnes qui vivent leur mariage sans reconnaissance administrative. Ces dernières, et par la force des choses, ne possèdent pas de livret d’état civil, qui ne peut être attribué qu’aux gens dont le mariage est reconnu administrativement. Cette campagne en faveur de l’état civil a été donc une occasion pour évaluer l’ampleur du phénomène dans plusieurs régions, dont celle de la ville de Fès, dans la localité des Oulad Jamaâ et dans la province de Moulay Yacoub. Des dizaines de cas ont été recensés dans ces régions par les autorités, et dont la presse nationale a fait l’écho en rapportant quelques témoignages. C’est le cas d’Abdallah et de Fatima qui ont contracté ce type de mariage depuis 2005. «Pourquoi se déplacer jusqu’au bureau des adouls pour se marier ?, s’était interrogé le père de Fatima. C’est ainsi que les habitants marient ici leurs enfants depuis des lustres. A quoi bon ajouter de nouvelles dépenses si ce mariage est conforme à notre religion ? Nous n’aimons pas ici les paperasses et toutes ces tracasseries administratives», ajoute le père. Des dizaines de témoignages recueillis n’ignorent pas l’existence d’un acte de mariage, devant être enregistré au tribunal, lequel permettrait aux époux de bénéficier de tous les avantages dont l’obtention du livret d’état civil, le droit aux soins de santé, et celui d’inscrire les enfants dans les écoles. Les concernés parlent surtout de complication de procédures administratives et de dépenses superflues.
Un mariage non déclaré prive ses auteurs d’avoir un livret d’état civil et d’inscrire les enfants à l’école
Cette réalité a été touchée du doigt par l’Association féminine de lutte contre la violence à l’égard de la femme, une association régionale active à Safi. En novembre dernier, elle a choisi le souk hebdomadaire de Laakarta, dans la région de Safi, afin d’organiser auprès des populations locales une caravane de sensibilisation pour essayer de les réconcilier avec les pratiques modernes du mariage, les poussant ainsi à se conformer aux dispositions du Code de la famille. En plus d’acteurs associatifs, la caravane était composée d’un avocat et d’un sociologue pour expliquer à la population, documents et dépliants à l’appui, les avantages qu’un couple marié peut tirer d’un acte de mariage établi dans les règles.
Les organisateurs étaient surpris de l’affluence : la caravane avait attiré une foule de mariés sans acte prouvant leur union. Les mêmes arguments sont avancés : manque de moyens, procédures administratives compliquées, éloignement du
tribunal et des adouls… Les organisateurs de la caravane essayaient d’expliquer les conséquences graves de ce type de mariage : un enfant qui naît, un mari qui se volatilise du jour au lendemain, l’impossibilité d’avoir un livret de famille et d’inscrire ses enfants à l’école, sans parler des droits politiques et civiques pour l’exercice desquels il faudra avoir une identité auprès des autorités compétentes.
Ce type de mariage par la Fatiha, faut-il le souligner, ne concerne pas exclusivement les zones rurales et enclavées. Le tribunal de famille de Casablanca reçoit plusieurs demandes de reconnaissance du mariage émanant de femmes mariées sans le moindre acte. C’est le cas de Saâdia, mariée depuis 12 ans par la Fatiha et en présence de témoins. La femme tombe enceinte et accouche, elle demande alors au mari d’établir l’acte de mariage en bonne et due forme. L’homme, en guise de réponse, fuit le foyer. La femme recourt au Centre d’écoute, d’orientation juridique et de soutien psychologique pour femmes victimes de violence à Casablanca pour demander conseil. «On n’a rien d’autre à faire dans ce cas que d’orienter les concernées vers notre avocat qui les assiste pour faire reconnaître le mariage et l’affiliation en cas de grossesse ou d’accouchement», se désole Aïcha Firdaous, responsable du centre. Le tribunal en question, pour confirmer l’affiliation, demande dans cette affaire, comme le stipule la loi, un test ADN. Entretemps, le mari disparaît pour ne plus donner signe de vie. Trois ans plus tard, la demande du test ADN censé confirmer ou infirmer l’affiliation n’est pas encore satisfaite.
Force est de constater que malgré tout ce travail d’accompagnement et d’explication, le nombre de cas de mariages non formalisés par un acte sont encore nombreux. Et ce sera autant de litiges potentiels qui viendront encombrer les tribunaux. Raison pour laquelle, certainement, les pouvoirs publics ont décidé d’accorder un délai supplémentaire de 5 ans aux couples concernés pour formaliser et légaliser leur union.
Eclairage :Ce que dit la loi
L’article 16 du Code de la famille précise ainsi les conditions de reconnaissance du mariage au cas où il n’est pas déclaré : «Le document portant acte de mariage constitue le moyen de preuve dudit mariage. Lorsque des raisons impérieuses ont empêché l’établissement du document de l’acte de mariage en temps opportun, le tribunal admet, lors d’une action en reconnaissance de mariage, tous les moyens de preuve ainsi que le recours à l’expertise. Le tribunal prend en considération, lorsqu’il connaît d’une action en reconnaissance de mariage, l’existence d’enfants ou de grossesse issus de la relation conjugale et que l’action a été introduite du vivant des deux époux. L’action en reconnaissance de mariage est recevable pendant une période transitoire ne dépassant pas cinq ans, à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi»