Six années nous séparent déjà des premiers débats sur le projet de digitalisation de la justice au Maroc. Qualifié à l’époque par certains de “décalé” par rapport aux réalités marocaines, autres ont jugé que le timing n’était pas propice à ce changement radical de paradigme qui requiert avant tout une conversion de mentalité. Un autre courant, constitué cette fois-ci de jeunes professionnels de droit, dont la technologie est une composante indispensable dans leurs rapports sociaux, modes de formation, voire même dans leurs démarches de consommation, restait dubitatif à l’égard de cette résistance au changement qui retarde, selon eux, notre entrée dans le vingt et unième siècle. L’adoption des nouvelles technologies n’est que le corollaire d’une certaine conception de la justice, fidèle à ses principes et ses objectifs, mais qui se donne les moyens d’être en phase avec son époque.
Un projet de loi relatif, cette fois-ci aux échanges électroniques avec les tribunaux, a été soumis le 19 septembre 2019 aux différents barreaux du pays pour commentaires. Hasard du calendrier ou volonté d’accélérer le projet de la digitalisation de la justice, le timing a précédé cet état de confinement général qui a paralysé les services de la justice marocaine et qui a induit l’introduction – à titre exceptionnel – l’usage de la visioconférence dans les tribunaux répressifs.
L’histoire nous apprend, qu’à défaut de chocs, les changements de mentalité ne peuvent malheureusement s’opérer que selon une faible pente et que les grandes mutations demeurent ainsi non palpables dans le moyen terme. Il aurait fallu une pandémie mondiale pour que l’on prenne conscience des potentialités ouvertes par la technologie. Même si certains n’y voient toujours qu’un moyen de limiter l’affluence aux tribunaux, le potentiel est loin d’être circonscrit dans une démarche conjoncturelle laissée au choix des justiciables et leurs défenses dans les tribunaux répressifs. La mise en service du portail ‘mahakim.ma’ a été certes saluée par l’ensemble des intervenants du système judiciaire. Nonobstant, son contenu demeure largement perfectible par des fonctionnalités susceptibles de dématérialiser davantage les échanges entre les auxiliaires de justice et les tribunaux, voire même d’envisager des audiences virtuelles pour les affaires qui ne requièrent pas de plaidoyers. Une pratique courante dans les juridictions européennes et nord-américaines.
Les juristes accordent autant d’importance à la forme qu’au fond. Les procédures ont pour vocation de clarifier la nature des actes, les délais et les prérogatives des parties à l’instance dans le but d’éviter les abus et les excès de pouvoir. La digitalisation de la justice mise en œuvre uniquement par le biais des décisions internes du ministère de la justice se verrait opposer, par les défenses des parties aux instances, des exceptions de nullité faute de dispositions explicites – qui encadrent cette démarche – dans le droit processuel à savoir la procédure civile et la procédure pénale.
De ce point de vue, la réforme du droit processuel doit couvrir l’ensemble des actes de procédure que les justiciables et leurs défenses ont l’obligation d’accomplir – dans le cadre des procédures écrites – à savoir du dépôt de la requête introductive d’instance à l’exécution du jugement (I). Elle doit par ailleurs, contribuer à cet effort de rationalisation des coûts – dans les procédures orales – sans perdre de vue l’importance de se plier aux exigences du procès équitable dont le respect est capital pour le maintien de paix sociale (II).
Les procédures écrites ont la particularité de ne pas exiger de plaidoyers oraux. Les audiences sont publiques, mais les justiciables n’ont pas l’obligation d’y assister sauf bien évidemment lorsqu’il s’agit d’enquêtes menées par le tribunal ou pour certaines procédures contradictoires devant le juge de référés. Les avocats soumettent leurs requêtes introductives d’instance ainsi que les conclusions par écrit. Toutefois, le mode opératoire en vigueur impose aux avocats d’enregistrer les requêtes manuellement et de payer les frais sur place devant les guichets des tribunaux. La liste des traitements manuels ne se limite pas à ce niveau. Elle s’étale pour couvrir le retrait des notifications, les rapports des experts, les conclusions des parties adverses, le retrait des copies des décisions, le paiement des frais des experts, l’ouverture des dossiers d’exécution…etc.
Les avocats se présentent aux audiences pour éventuellement échanger les conclusions, solliciter oralement des délais de réponse ou demander à ce que le tribunal statue si l’affaire est prête pour être jugée. Ce modus operandi limite le champ d’action des avocats, qui en présence de plusieurs audiences dans la même journée, sont obligés de faire appel à tout un réseau de collègues pour les représenter dans certaines audiences car ils ne peuvent manifestement pas être dans plusieurs endroits en même temps.
La digitalisation de la justice apportera une réforme de fond à cet état. Une plateforme permettra aux avocats, par le biais de leurs accès, d’enregistrer leurs requêtes électroniquement et de payer les frais via leurs cartes bancaires professionnelles. Le système STP – Straight Through Processing- intégré dans la plateforme attribuera automatiquement une date d’audience et mettra les notifications à la disposition des avocats dans leurs espaces. Une fois la défense de la partie adverse soumet sa représentation à la plateforme, la requête lui sera notifiée électroniquement.
Les conclusions ultérieures seront soumises et échangées entre avocats et tribunaux sur la plateforme – selon un délai énoncé dans la procédure civile – et seront accompagnées par les demandes des parties (ex : solliciter un délai de réponse). Les auxiliaires de la justice comme les experts auront des accès semblables qui leur permettront de télécharger les jugements provisoires et de soumettre ultérieurement leurs rapports d’expertises.
Cette réforme apportera un gain de temps considérable aux avocats qui sera alloué à la perfection des conclusions, l’analyse de la jurisprudence ainsi qu’à l’accompagnement des demandes des clients pour mieux les servir. Elle s’accompagnera, contrairement aux idées reçues, au recrutement de techniciens pour assister les cabinets dans leur mise à niveau en matière d’infrastructures et de conseil en informatique.
Tout le monde s’accorde sur l’importance du maintien de rapports humains entre les juges et les parties aux instances qui se déroulent selon des procédures orales.
Les détracteurs de la digitalisation pointent le risque de déshumaniser ces rapports dans la mesure où la proximité est cruciale, à titre d’exemple, pour évaluer les souffrances d’un conjoint qui demande le divorce, les revendications d’un employé mal traité et privé de ses droits par un employeur ou encore l’appréciation d’un témoignage dans le cadre d’un procès pénal. Ces arguments servent comme justificatifs pour sanctionner de fin de non-recevoir toute revendication de digitalisation de la justice au Maroc.
Une analyse comparative avec les processus de digitalisation dans autres juridictions met en évidence une application sélective de la technologie dans les différentes phases du jugement. En autres termes, si à titre d’exemple l’accusé a fait l’objet d’un dépôt en prison par le ministère public, le juge d’instruction peut l’interroger à travers la technique de visioconférence à partir de l’établissement pénitentiaire où il se trouve. Et sauf demande contraire motivée par sa défense, il peut être interrogé par la juridiction de jugement courant les audiences à partir également de l’établissement pénitentiaire.
Au Maroc, l’identification des détenus pourrait être faite par les fonctionnaires présents sur les lieux moyennant l’amendement du décret 88-16-2 relatif au statut des fonctionnaires des établissements pénitentiaires de telle sorte à leur accorder cette prérogative d’identification des détenus et de la confirmer dans un document qui sera joint ultérieurement aux procès-verbaux des audiences.
Cette souplesse dans l’application de la technologie a le mérite d’être, d’une part, en conformité avec les règles du procès équitable et d’apporter, par ailleurs, un gain de temps considérable. Il est désolant de constater que les tribunaux marocains engagent, à titre journalier, toute une armada d’officiers et de gardiens de paix pour accompagner les déplacements des détenus entre les tribunaux répressifs et les établissements pénitenciers alors que la digitalisation peut rationaliser les coûts associés à ces opérations et faire gagner les justiciables un temps précieux.
La conjoncture actuelle est une chance unique pour changer de paradigme. Notre positionnement à la croisée des chemins nous impose de faire des choix. Se replier dans notre zone de confort risque de creuser davantage l’écart qui nous sépare des bonnes pratiques de notre époque avec toutes les conséquences qui en découlent. S’attacher à un statu-quo est une régression qui ne dit pas son nom. Il est impératif que nous réactivions notre esprit d’adaptation. Nous le devons pour les générations futures. Agissons…