À quand remonte le premier dahir promulgué au Maroc? La notion de dahir est bien antérieure au protectorat, et "déjà sous Moulay Ismaël, un dahir normatif daté de 1702 avait constitué en biens habous les aloses de l’oued Bou Regreg. Et plus proche de nous, un dahir du 6 décembre 1960 a abrogé les dispositions d’un dahir remontant au 14 mars 1786 accordant une autorisation d’exploitation de ghassoul à Ksabi de la Moulouya", rapporte Mohamed Amine Benabdellah, professeur de droit public à l’université Mohammed V de Rabat, dans un article consacré au Bulletin officiel et à la production normative.
Avec l’avènement du protectorat, la production des dahirs s’accélérera, au point que "l’on devait qualifier cette période de l’histoire juridique du Maroc, sans hésitation, on lui accolerait le sobriquet composé de la période des dahirs".
Car sitôt mis en place, le protectorat a poursuivi l’objectif "de changer de fond en comble la législation marocaine qui se fondait essentiellement sur la charia islamique. Et c’est naturellement par le canal désormais institutionnel du Bulletin officiel que le déversement de tout un ensemble de textes a eu lieu, relatifs à la vie sociale, politique et économique des Marocains", relate Mohamed Amine Benabdellah.
Durant la période s’étendant au 1er novembre 1912 au 17 novembre 1955, date de l’exil de Mohammed V, 2.246 bulletins officiels sont parus, "soit une moyenne de près de 52 bulletins par an, soit un bulletin par semaine", relève Mohamed Amine Benabdellah, qui rapporte que "l’usage du dahir fut tel que le Maroc a été parfois désigné sous le nom de pays des dahirs", et l’abondance fiévreuse de textes législatifs avait fait dire à Paul Guillemet dans La Vigie marocaine, que le Maroc était atteint de "dahirium tremens en raison d’une abondance fiévreuse de textes législatifs à une certaine époque", et que "le pouvoir législatif au Maroc n’a presque d’autre limite que la capacité de l’imprimerie officielle", rapporte Paul Decroux, professeur de droit public qui a enseigné à la faculté de droit de Rabat, dans son article Le souverain marocain, législateur.
Du firman au dahir
Le tout premier dahir à paraître au Bulletin officiel fut celui du 26 novembre 1912 relatif à la conservation des monuments et inscriptions historiques. Mais, en fait, il avait été précédé d’un autre texte portant la dénomination d’origine turque de firman, en date du 31 octobre 1912, portant organisation du ministère Maghzen.
Le firman est un décret royal émis par le souverain dans certains pays islamiques, dont l’Empire ottoman, Issu du persan farmân, il signifie "décret" ou "ordre".
Si au départ, les autorités du protectorat ont opté pour le firman, "après à peine quelques semaines, on finit par choisir le dahir comme moyen d’expression du sultan législateur, terme qui a prévalu pour devenir le seul à être employé par la suite, jusqu’à nos jours, avec une petite interruption entre décembre 1962 et le premier janvier 1969, période au cours de laquelle il fut remplacé par le décret royal", relate Mohamed Amine Benabdellah.
Coexistence du décret et du dahir
Le décret n’est apparu dans le corpus juridique marocain qu’en janvier 1956, et a coexisté avec le dahir jusqu’au 18 novembre 1963, date de la mise en application de la Constitution. "A partir de cette dernière date, le cadre juridique du dahir n’a plus été utilisé et le décret a régné seul" jusqu’en 1969, rapporte Paul Decroux.
La période durant laquelle le décret royal a éclipsé le dahir est celle où le roi Hassan II occupait également le poste de chef du deuxième gouvernement Hassan II, dissous le 5 janvier 1963, avec une nette prédominance du décret royal à partir de 1965, date de la proclamation de l’état d’exception, et jusqu’en 1969. Après la proclamation de l’état d’exception, le roi Hassan II s’est trouvé investi du pouvoir législatif qui appartenait au Parlement et du pouvoir réglementaire qui relevait du premier ministre, "et il a continué à exercer les prérogatives à lui reconnues par la Constitution en conséquence, pour les matières réservées au domaine de la loi par l’article 48 de la Constitution (de 1963, ndlr), le roi prend des décrets royaux portant lois qu’il scelle, comme autrefois les dahirs. Pour les matières réservées à son pouvoir en vertu de l’article 29 de la Constitution, le roi prend des décrets royaux, qu’il scelle également comme avant la proclamation de l’état d’exception. Pour les matières relevant du pouvoir réglementaire attribué par l’article 68 au premier ministre, le roi prend des décrets royaux, qu’il signe, comme le faisait le premier ministre", détaille Paul Decroux.
Enchevêtrement du domaine de la loi et du règlement
Durant la période du Protectorat, du point de vue juridique, "il n’y avait pas de distinction entre les domaines de la loi et du règlement. A l’instar de ce qui avait cours sous les IIIe et IVe Républiques, le domaine de la loi était sans limite aucune. A la base de tout, il y avait donc un dahir, et c’était un arrêté du Grand Vizir qui intervenait pour son application", note Mohamed Amine Benabdellah.
Si les dahirs étaient scellés par le sultan, "leur promulgation avait lieu par le commissaire résident général. En 44 ans, 14 commissaires résidents généraux se sont succédé. D’ailleurs, l’obligation du visa "pour promulgation et mise à exécution", qui était une condition d’entrée en vigueur du texte à publier, concernait également les arrêtés du Grand Vizir et puis même les décrets du président du Conseil entre le 7 décembre 1955 et le 2 mars 1956", relate Mohamed Amine Benabdellah.
En 1946, il a été fait état dans la presse d’une "grève des dahirs", désignant sous cette appellation "un retard ou même un refus, plus ou moins systématique, de la part du Sultan, de sceller les projets de dahirs qui lui étaient présentés", relève Paul Decroux, pour qui "le remplacement de l’ambassadeur Erick Labonne par le général Juin en mai 1947 pour mettre fin à cet état de faits était justifié par le fait qu’un général devait en principe être moins souple et donc plus ferme qu’un ambassadeur".
Au lendemain du Protectorat
"Par ironie de l’histoire, c’est le 30 mars 1912 que fut conclu le traité du protectorat, et c’est le 30 mars 1956, soit 44 ans plus tard, jour pour jour, que fut publié, sans visa du commissaire résident général, le premier dahir du Sultan du Maroc de nouveau indépendant", relève, non sans humour, Mohamed Amine Benabdellah.
Si tous les dahirs édictés pendant la période du Protectorat et jusqu’en 1963, année de l’entrée en fonction du premier Parlement, avaient un caractère législatif, hormis ceux dont l’objet était individuel et qui étaient considérés comme revêtant un caractère réglementaire, la première Constitution du royaume, promulguée le 14 décembre 1962 avait "distingué entre les domaines de la loi et du règlement en déterminant par énumération tout ce qui relève du pouvoir législatif et en faisant relever tout le reste par déduction du pouvoir réglementaire. Le domaine législatif était donc devenu une compétence d’attribution, tandis que le domaine réglementaire constituait une compétence de droit commun. Depuis, dans toutes les Constitutions, de cette date à 2011, on peut lire la formule suivante: ‘les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi appartiennent au domaine réglementaire’", note Mohamed Amine Benabdellah.
pa Reda Zairg
"Lire l’article sur le site de l’auteur :"http://www.huffpostmaghreb.com/2016/12/05/histoire-dahir-maroc_n_13425664.html?ncid=fcbklnkfrhpmg00000007