Droit financier : Des situations acquises anormales

Droit financier : Des situations acquises anormales

Publié le : - Auteur : L'Economiste

Depuis le déclenchement de la crise, la déréglementation est la première accusée. Le droit est-il incapable de maîtriser la finance? Alain Gauvin, spécialiste en droit des marchés de capitaux et en droit bancaire et financier, explique ce phénomène de cloisonnement et en apporte quelques solutions. Il revient également sur la démarche à observer pour le Maroc dans ce domaine.

– L’Economiste: En quoi le droit est-il dépassé?

– Alain Gauvin: A deux égards. Premièrement, la finance, depuis une décennie au moins, a fait exploser les catégories juridiques. Autrement dit, lorsque le pouvoir normatif tente de qualifier juridiquement un «phénomène» financier, ses qualifications sont inaptes à appréhender les nouveaux outils utilement créés par les financiers. Par exemple, en Europe et en France, je considère que la pseudo-définition de l’instrument financier est un échec total.
Deuxièmement, le droit cloisonne la finance en 3 monopoles auxquels s’applique respectivement une réglementation particulière sous le contrôle d’une autorité spécifique. En outre, en vertu du principe de souveraineté des Etats, chaque autorité étatique est supposée contrôler l’activité financière qui s’exerce au sein de l’Etat auquel elle appartient. Or, la finance, à l’ère de la mondialisation exacerbée par l’informatique, ne connaît aucune frontière. Un financier, pour être utile à l’économie, doit pouvoir traiter des opérations avec des contreparties qui ne sont pas forcément localisées sur son territoire. La profondeur des marchés de capitaux nécessaires au financement de l’économie, mais aussi à l’assurance des grands risques que connaît notre monde (risques climatiques, catastrophiques, etc.), ne peut être atteinte que par l’internationalisation de ces marchés.

– Quels opérateurs échappent totalement au contrôle du pouvoir normatif?

– Je donnerai deux exemples. Les SIV (Structured Investment Vehicles) qui permettent de déconsolider un bilan d’une entreprise en lui «achetant» des risques (par exemple, risques clients) et en finançant l’achat de ces risques par l’émission de titres. C’est une titrisation qui ne dit pas son nom et échappe ainsi aux règles applicables à la titrisation. Lorsque certains politiques de certains pays européens poussent des cris d’orfraie, faisant mine de découvrir de telles structures, alors que dans certains cas, ils en furent les sponsors par le biais de leurs établissements financiers parapublics, on se pince pour y croire.
Deuxième exemple: certains «holdings» financiers ayant recours à l’épargne publique pour investir dans des PME. En France, ce phénomène s’est accru avec la mise en place du bouclier fiscal. Dans une telle situation, il est légitime de s’interroger pour savoir si de tels «holdings» ne seraient pas plutôt des FCPR (Fonds communs de placements à risque). En effet, ils ont le même objet: investir dans des sociétés non cotées; ils utilisent les même sources de financement: l’épargne, publique de surcroît. Mais ils échappent totalement aux contraintes prudentielles et au contrôle de l’autorité. Ce qui est remarquable, c’est que l’autorité connaît l’existence de ces structures puisqu’elle leur donne son visa pour qu’elles puissent recourir à l’épargne publique.

– Pourquoi ce type d’opérations est-il intraçable?

– Les raisons précédemment évoquées et principalement celle du cloisonnement réglementaire et étatique de la finance et de l’existence de «zones de non-droit» dans lesquelles se trouvent certains SIV.

– Quelles solutions?

– Une réorganisation réglementaire des métiers financiers sur un plan supranational. Certes, les métiers de la banque, de l’assurance et du titre ont leurs caractéristiques propres qui nécessitent des réglementations respectives spécifiques. Mais un métier devrait faire l’objet d’une seule réglementation sous le contrôle d’une seule autorité supranationale: le métier consistant à «marchéiser» les risques, c’est-à-dire à les gérer et à les transférer, et ce, quel que soit le type d’opérateurs: banque, assureur, fonds; quel que soit le type d’instruments: police d’assurance, produits dérivés, obligations; et quel que soit le type de risques: risques financiers et risques assurantiels: risques climatiques, risques catastrophes. Les assureurs et réassureurs, pour faire face à leurs engagements au titre de ces risques, doivent pouvoir recourir aux marchés financiers, c’est-à-dire aux investisseurs. Il y a quelques années, on disait que «Big One» provoquerait une faillite mondiale de l’assurance et la réassurance, alors que les marchés de capitaux peuvent absorber 200 séismes de ce type. L’indemnisation des victimes est à ce prix. Simplement les investisseurs doivent être informés des risques qu’ils prennent et les pouvoirs publics doivent pouvoir suivre ces risques.

– Y a-t-il un risque de contagion dans le paysage juridique marocain, qui est déjà bien décrié?

– Sur ce plan, le paysage juridique marocain n’est pas plus à décrier que les autres. L’organisation juridique des métiers financiers y est similaire à l’organisation française. Il conviendrait donc de réfléchir à une centralisation du contrôle du métier de gestion/transfert de risque avant que cette activité ne se développe au point de n’être plus maîtrisée.
Le droit marocain devrait également évoluer de façon objective: ne s’inspirer du droit français que lorsque ce dernier propose des solutions pertinentes et s’en affranchir dans le cas contraire est la démarche normative qu’il convient d’adopter.
En définitive, la difficulté majeure n’est pas tant juridique que politique et psychologique: il n’est sans doute pas facile, dans ce domaine, comme dans d’autres, de chambouler des situations acquises.


Transfert de risque: Comment ça marche?

Le cas d’une banque qui souhaite se couvrir contre le risque de défaillance de son client emprunteur schématise à lui seul le transfert de risque financier. Celle-ci peut utiliser une large palette d’instruments pour céder ce risque de défaillance. Elle peut conclure un dérivé de crédit avec une autre banque. Pour des raisons d’arbitrage par exemple, cette dernière se fera assurer contre ce risque par un assureur qui lui-même, pour ne pas immobiliser des fonds trop importants, le transférera à un investisseur. Pour ce faire, l’assureur peut émettre une obligation dont la performance sera subordonnée à la non-défaillance de l’emprunteur (Credit Linked Note). Imaginons que cette obligation est souscrite par un OPCVM.
Si l’emprunteur est aux Etats-Unis et le porteur de l’OPCVM en France (ou au Maroc), on constate que le porteur joue le rôle d’assureur du risque de crédit d’un emprunteur au profit d’une banque américaine, ce qui n’a rien de condamnable, au contraire, à la double condition que la traçabilité du risque soit assurée et que l’investisseur soit informé du risque qu’il prend moyennant une rémunération.

Propos recueillis par
My Ahmed BELGHITI

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