Dans son dernier discours, à l’occasion de l’ouverture de la session parlementaire, S.M. Mohammed VI s’est livré à une étude profonde concernant l’Administration marocaine, relevant soigneusement et avec précision les différents maux qui grèvent son efficacité. Par exemple, a souligné le Souverain, à quoi sert de parler de décentralisation, de régionalisation, si toutes les grandes décisions doivent finalement être prises à Rabat, soit à des centaines de kilomètres de l’endroit prévu pour la réalisation des projets importants ? L’analyse est pertinente, et on peut l’illustrer, par exemple, dans les cas de l’Administration de la justice. Flash-back : nous sommes à la Cour d’appel de Casablanca, service des présentations. C’est-à-dire l’endroit où tous les prévenus récemment interpellés doivent être «présentés» à un substitut du procureur du Roi. Celui-ci examinera le dossier, appréciera les éléments à charge ou à décharge, et décidera de l’inculpation (ou non) des mis en cause, ainsi que, et c’est le point principal, de leur mise en détention (ou non). La fonction de substitut a été mise en place jadis par la législation française, et demeure appliquée encore de nos jours dans bien des systèmes judiciaires. Il s’agit en premier lieu de soulager le fardeau pesant sur les épaules du procureur du Roi dans chaque tribunal, sachant que toutes les actions relevant du pénal atterrissent sur son bureau, et que donc des centaines de décisions rapides sont à prendre chaque matin, en l’espace de quelques heures. Alors, pour éviter cela, une sélection rigoureuse est opérée au bureau chargé des présentations. A chaque substitut un certain nombre de dossiers, à charge pour lui de faire le travail du procureur : c’est du reste un excellent entraînement puisque ces mêmes substituts se retrouveront un jour eux-mêmes en charge d’un Parquet dans un tribunal régional, et il est bon qu’ils aient acquis quelque expérience en la matière.
Et là, nous retrouvons le syndrome évoqué par le Souverain. Chaque matin les dossiers défilent donc dans le sous-sol du Palais de justice, non loin du garage où les estafettes de police déversent en flots continus les contingents d’appréhendés. Le ballet est très bien rodé depuis des lustres : le prévenu est amené menotté devant le substitut, lequel a déjà jeté un œil sur le dossier et sait donc de quoi il retourne ; il pose quelques questions insignifiantes, en fait juste pour la forme, fait noter les réponses par son greffier, puis donne la parole, soit au prévenu lui-même, soit à son avocat afin de leur permettre de faire valoir quelques éléments spécifiques du dossier. Puis tombe la décision du substitut : soit libération simple ou sous caution, soit mise en détention provisoire avec effet immédiat… Sauf qu’au Maroc, les substituts ne prennent aucune décision: leur réaction, immuable, est, elle, ainsi bien huilée : après avoir entendu les différents intervenants, le substitut finit par lâcher : «Bien, bien, je vais donc en référer à Monsieur le procureur du Roi, puis nous aviserons quant à la décision à prendre». Circulez braves gens ! Car dans ces cas de figure, c’est presque un déni de justice commis par un professionnel. Pourquoi en référer ? Quel est donc «ton rôle», Monsieur le substitut ? Pourquoi a-t-on jugé utile de créer les postes de substituts, si ce n’est, justement, pour qu’ils prennent des décisions : ce qui améliorerait notablement le fonctionnement du service pénal, soit dit en passant. C’est le point faible de l’Administration marocaine que le Souverain a pointé du doigt d’une manière générale : la frilosité et l’extrême retenue que s’imposent bien des fonctionnaires avant de prendre une décision, et qui peuvent avoir plusieurs raisons : la crainte de se tromper, de ne pas appliquer des consignes, voire de les outrepasser ; le souci de ne pas mettre en péril toute une carrière, en prenant des décisions contestables par la hiérarchie. Ce qui soulève un autre questionnement ; les magistrats sont tenus d’agir en leur âme et conscience: or si ces dernières sont soumises à des impératifs «logistiques et matériels», il en va de la crédibilité de tout le système judiciaire. Il serait donc impératif que le futur ministre de la justice se penche sur ce problème, en procédant à des sessions de formation pour les futurs magistrats : un substitut du procureur du Roi est fait pour prendre des décisions : il a une formation de juriste, il connaît les textes et les lois, ainsi que les règles de procédure, et peut donc en toute légitimité accélérer le traitement des dossiers pénaux, en concourant par ses propres décisions à fluidifier le circuit des dossiers. A tous ces fonctionnaires, il faudrait rappeler que si à force de mérite personnel ils ont accédé au poste de substitut du procureur du Roi (et donc bientôt eux-mêmes procureurs), ce n’est pas pour passer la journée à arpenter des couloirs pour «consulter» le big-boss, mais bien pour prendre des décisions, certes parfois difficiles, mais qui font progresser le système judiciaire.
FADEL BOUCETTA
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