Concurrence, positions dominantes et politiques de l'Etat Par le Pr. Mohammed GERMOUNI

Concurrence, positions dominantes et politiques de l'Etat Par le Pr. Mohammed GERMOUNI

Publié le : - Auteur : L'Economiste

La culture du marché, au sens moderne du terme, est une donnée relativement récente dans le paysage économique marocain. Les règles du jeu et les traditions d’une concurrence libre y demeurent faiblement ancrées. Un tel déficit tiendrait à la fois de l’histoire, de la sociologie, voire de la géographie et expliquerait la relative fréquence d’abus de position dominante, d’irrespect des règles de la compétition qui prévalent dans plusieurs secteurs de l’activité économique, et non des moindres. Il permet ainsi, par comparaison, de nous rappeler certaines conditions ayant facilité la fixation du cadre libéral dans le monde: le marché, quand il fonctionne correctement, peut être considéré comme un mécanisme utile et irremplaçable aidant au fonctionnement d’une économie de type moderne.

Quand l’abus était légal

Même ceux qui naguère contestèrent cette idée se sont mis à penser qu’il est un moindre mal. Cependant, la permanence des abus imputables aux diverses formes de positions dominantes, comme celles liées naguère déjà à un protectionnisme rudimentaire, permettent difficilement de parler d’une économie de marché de type classique.
Au Maroc, parler de cette culture du marché date de la fin d’une série de formes de protectionnisme du marché local, ayant jalonné la longue évolution économique du siècle dernier.
Relevant d’une politique de l’Etat, un tel abus légalisé était considéré comme la règle. La dernière protection en date devait être mise au service du développement d’un secteur productif pour le libérer un tant soit peu d’une tutelle externe multiforme que le pays a connue. En fait, pendant un demi-siècle, depuis l’Acte d’Algésiras (1906) jusqu’à l’Indépendance, le pays a été une sorte de marché ouvert aux produits et services d’entreprises étrangères, françaises en particulier.
Rappelons aussi que les trois quarts des produits échangés, jusqu’au milieu des années 80, devaient être autorisés selon des listes pour être importés. La lenteur proverbiale des procédures administratives, pour ne pas dire plus, se combinait à des tarifs douaniers dissuasifs, voire abusifs. Le consommateur local aura ainsi contribué à la création du gros du secteur industriel en le subventionnant.
Ces réglementations commerciales d’un autre temps ont laissé des traces dans les pratiques actuelles en forme d’ententes jugées tout autant abusives aujourd’hui de la part de conglomérats locaux. Car, il ne s’agit ni plus ni moins dans un cas comme dans l’autre que d’occulter le simple jeu des règles d’une concurrence quelque peu loyale. Les exemples abondent. L’atteinte à la concurrence sur un marché s’apprécie également en termes de non-restriction à l’entrée.
Or dans certains secteurs, ce «droit» à payer peut être jugé élevé, sinon contre-productif. Le redémarrage d’un Conseil consultatif de la concurrence au Maroc peut être considéré comme un jalon dans la voie des corrections et rectifications nécessaires à apporter au fonctionnement des marchés. Il intervient dans le cadre d’un travail de mise à niveau et d’une réécriture de textes réglementaires. Une telle structure, telle que conçue par le législateur, devait éclairer et assister la politique économique globale surtout par des avis pertinents sur le fonctionnement des marchés. Certes, des aménagements du texte créateur pourraient être apporté, si le besoin s’en fait sentir et le justifie. Des groupes de pression pour ou contre, il y en a eu, il y en aura, et cela fait partie du jeu libéral.
Ceci rappelle, non sans humilité, que ce sont des situations presque similaires qui avaient poussé en son temps, par exemple le premier économiste libéral, Adam Smith, qu’on cite ici ou là, à déplorer déjà au XVIIIe siècle les obstacles au déploiement libre des marchés en Grande-Bretagne. D’ailleurs, ses premières analyses en l’occurrence furent des dénonciations de l’influence exercée alors par certains groupes d’intérêts pour maintenir leurs «rentes de situation» et protéger leurs profits des effets de la concurrence. Il préparera ainsi le terrain à l’analyse critique d’un certain Karl Marx.


Protection et rente de situation

Jusqu’aux années 1990, le secteur industriel marocain a vécu dans un environnement marqué par une politique protectionniste du marché intérieur au bénéfice des entreprises installées.
Un tel contexte a eu un impact fondamental sur le comportement et sur les enjeux de ces unités qui vont s’habituer à une véritable rente de situation. Les biens produits étaient facilement écoulés sur le marché local, sans concurrence ni prix maximum. Un abus dit «autorisé» pour encourager l’investissement et l’accumulation du capital à l’intérieur des frontières. Non incitatif, ce cadre n’a guère favorisé de quête de performance ou d’amélioration de certains avantages ni sur le marché local, ni à l’extérieur. Une politique de l’«industrie naissante» s’est ainsi mise en place pour protéger le marché interne par des droits et taxes élevés, ayant atteint jusqu’à 400% pour certains articles importés, à une période pas très lointaine. Des entreprises et groupes ont pu ainsi légalement réaliser des profits et des marges largement supérieurs à la moyenne constatée en situation concurrentielle, et souvent nets d’impôts. De telles rentes étaient considérées comme le prix à payer pour encourager l’initiative privée à prendre des risques financiers. Ainsi, sans l’Etat en général, sans subventions, sans rentes de situation, cette initiative risquait de demeurer fort limitée.


Les conglomérats:
Entre le national et l’international

L’apparition et le développement de conglomérats nationaux, pour positifs pour la croissance qu’ils soient dans certains cas, ne sauraient constituer une justification suffisante de positions acquises et occupées par exemple dans la finance, la distribution, les services ou l’industrie. Ils introduisent des limitations et des distorsions certaines au jeu de la concurrence sur le marché local. Chaque fois que leur rentabilité le dicte, des fusions et des assemblages sont effectués au nom de la «nécessité économique».
Par ailleurs, si l’amélioration de leurs résultats passe par la conclusion de conventions cette fois avec des groupes internationaux, l’argument national passe au second rang. Il s’agit ainsi de stratégies de groupes adaptables et modulables selon leurs exigences propres. Disposant du poids et de l’influence nécessaires, de tels ensembles comme tous les groupes du genre à travers le monde parviennent souvent à limiter le déploiement normal de la concurrence sur les marchés ciblés. Le problème peut devenir autrement plus sérieux, quand de telles entités conglomérées s’imposent parfois, en dépit d’une inefficacité économique avérée, au vu de la valeur ajoutée nette globale.


Concurrence: De l’hérésie à la superstition
Le marché ne saurait être considéré comme un instrument infaillible, une panacée, encore moins comme une fin en soi. Une concurrence libre et non faussée est vivement recherchée pour des raisons d’efficacité dans l’allocation des ressources. Certes, si aujourd’hui certains de ses mérites sont globalement reconnus, les missions pour lesquelles son existence est souhaitable ne sont peut-être pas toujours suffisamment assimilées par nombre d’opérateurs économiques. Cela rappelle cette constatation lucide en forme de boutade, développée par T. H. Huxley, un des premiers directeurs de l’Unesco.
Il faisait remarquer que «le destin de certaines vérités nouvelles est de commencer en hérésie et de finir en superstition». La notion de marché est peut-être en voie de connaître une trajectoire analogue.
De nos jours, l’omniprésence des transactions dans la vie moderne paraît comme un phénomène allant de soi. Il en est de même de certaines règles de conduite. Ainsi, les principes élémentaires qui gouvernent les relations d’affaires par exemple dans les économies avancées passent presque inaperçues. Et on ne s’inquiète guère d’éventuels dysfonctionnements le plus souvent que lorsqu’ils surviennent. Dans les situations et les régions où ces valeurs sont encore balbutiantes, les nombreuses ententes et accords tendent à être perçus comme de simples modalités tolérées en vue de faciliter le rayonnement d’un esprit d’entreprise difficile déjà à développer dans des conditions de concurrence normale.
Le climat intellectuel mondial a changé. Mais si tant de vertus sont encore prêtées au marché aujourd’hui, il faut également lui demander des comptes, pour reprendre la boutade du Pr. Kenneth Arrow de l’Université de Stanford en Californie, un des premiers récipiendaires du Nobel d’économie.
Mentionner les défauts de fonctionnement d’un marché ne relève pas d’une attitude passéiste ou d’une inadaptation à l’esprit du temps. Au Japon prévaut le nationalisme économique s’opposant encore à l’introduction de la concurrence dans le cas du secteur de la distribution pratiquement fermé aux intervenants étrangers. Les marchés des USA ou ceux d’Europe ne sont pas en reste, mais régis par des textes, suivis par des autorités de régulation, les entreprises doivent s’expliquer devant la justice quant à certaines de leurs opérations. Autant dire que la concurrence est une grande orpheline dans la pratique des affaires.

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